« ALDJIA NITH BAHMED »
—
La sœur aînée, la confidente, et comme, disait l’autre, le mythe ancré dans la
mémoire des Kabyles, celle qui avait l’organe du courage et de la bravoure, le
cœur (oul) et l’organe de l’affection et de l’amour, le foie (thassa). Aldjia,
la battante, l’anti-héroïne de son passé récent ; malgré la douleur, les regrets,
et les chagrins tissés tout au long de sa vie, une vie, échelonnée, reportée,
pour des lendemains meilleurs et qui ne furent jamais.
Elle
qui a vu, son mari emporté par le bateau de l’exil, puis enterré, au nom d’une
raison, d’un idéal, la révolution. Elle a tellement souffert et tellement
enduré, qu’elle refusa difficilement, une seconde séparation, de ses deux fils,
appelés alors, par l’état algérien, le garant des enfants de chouhadas, pour
les envoyer étudier et s’instruire à l’étranger.
Au
mois de mars 1955, NNA Aldjia, debout au seuil de la porte, suivait du regard
une silhouette drapée d’un burnous blanc, frêle et longiligne qui disparaissait
à travers arbres et buissons, du maquis
d’Ighdem, Aldjia venait de donner des soins à l’un des chefs historique de
l’armée de libération nationale, le lion des montagnes, le colonel Amirouche,
blessé à l’épaule droite à la suite d’un accrochage avec un groupe de
parachutistes cantonné au poste fixe
d’Ith Hafed où une bataille a eu lieu sur le versant nord de la montagne de
Thilla.
La
veille, au crépuscule, deux ombres qui
se dirigeaient vers l’agglomérat de maisons et que l’on distinguait à peine de l’épais brouillard qui enveloppait
le village, constitué alors, de trente-cinq maisons, l’une des ombres semblait avoir de la peine à marcher,
s’appuyant sur l’autre et se déplaçait difficilement, les silhouettes se rapprochaient
des maisons, au fur et à mesure que le brouillard se dissipait, laissant
apparaître des visages reconnaissables.
Son
mari L’Mouloud Ouali et le colonel Amirouche, il tenait de sa main gauche
l’épaule droite qui pendait, un léger filet de sang ruisselle le long de son
bras, une blessure sans gravité.
Amirouche
avait fait de la localité d’Ighdem et de ses environs son bastion, une base
arrière logistique, Amirouche disait souvent :
—
« Cette région a beaucoup donné, on le lui rendra, à l’indépendance si
nous sommes toujours parmi les vivants ».
Amirouche
enjambait d’un trait le monticule, et
s’en alla en empruntant un chemin qu’il semblait parfaitement connaître. De
loin apparaît un point blanc éclatant ; brillait de mille
feux au soleil, le burnous que ma
mère lui avait donné, et que lui modestement refusait de prendre, mais finit
par accepter après insistance de mon père.
Aldjia
Bahmed est née le 10 mars 1920, à Ikhligene l’aînée d’une fratrie de sept
(7). Sœur à 3 filles :
-Fatima
(1 922),- Tama (1 934-2 013), et -Djamila (1 942-2 013) et de quatre (4) garçons :
-Layachi (1935-1957), -Abdelkader (1 930-2012), -Mouloud (1 939), et -Khaled (1
944). Fille de Lakhder et d’Issaoune Menana. Mère de 05 enfants,
uniquement des garçons :
-Saïd,-
Yahia, -Abbés,- Boubekeur, et -Lyazid, et d’une fille morte en bas âge.
L’épouse
du chahid l’Mouloud Ouali tombé aux
champs d’honneur en 1959. Belle fille de Zenati
Ouardia Nith Chergui.
Elle
se marie très jeune en 1935, elle avait alors juste 15 ans, elle n’a eu
droit au bonheur, que durant les
premières années de mariage, car elle avait commencé très tôt à s’occuper seule
de sa petite famille, son mari n’était presque jamais présent. Parti sous d’autres
cieux à la recherche de travail, puis finis par incorporer l’armée de
libération nationale jusqu’à sa mort.
Pendant
tout ce temps, elle prenait difficilement et patiemment soin de ses enfants
avec courage, à l’image de toutes les veuves de chouhadas. Son gagne-pain était
le travail de la terre et entre-temps elle parvenait à acquérir une machine à
coudre et s’initia doucement, mais sûrement à l’apprentissage des principes de la couture ;elle confectionna,
ainsi, des robes et des pantalons qu’elle vendait ou troquait contre d’autres
biens, elle s’en sortait admirablement bien, en arrivant même à faire quelques
économies.
Car,
le jour, ou son mari était de retour de France pour des vacances ;et par
la même occasion, il décida de reconstruire leur maison.une fois celle-ci
achevée, il rassembla les maçons
autour
d’un repas, il leur parla de son impossibilité de les payer, et qu’il lui
fallait du temps pour rassembler tout l’argent nécessaire à la construction.
Quelle
fut sa surprise, lorsque le beau-père présent parmi les invités sort une liesse
de billets, en expliquant que c’est le résultat des efforts de sa bru, en économisant chaque
centime de son labeur.le mari heureux et fier de son épouse, paya les maçons, rubis
sur ongle.
NNA Aldjia, elle, qui a vécu la période noire de
1939 à 1945 ou la faim, la famine, le chômage et la misère semblaient résumer
la condition sociale de la population algérienne colonisée par la France, une
population surtout agricole, et de plus
dans une Période de guerre, de sécheresse et d’invasion de criquets.les gens
souffraient de la faim, certains ont dû se rabattre sur le caroube et le gland
et quelques
plantes sauvages comestibles comme seules nourritures.
Une fois, NNA
Aldjia, tard, dans la nuit, assise, dans la cour de la maison,
désespérée et affligée par tant de morts, le grand dénuement et l’adversité, lève
les mains vers le ciel, elle prie, elle sollicite le seigneur la bénédiction,
et l’assistance afin de mettre un terme à la misère, et d’asseoir ainsi sa
bonté et sa miséricorde sur terre.
Soudain,
le lourd silence fut rompu par un éclair aux mille couleurs ;illumine le
ciel dans sa totalité, on aurait dit le jour, ou un feu qui embrasait la
montagne « Adrar ». Prise de panique, elle rentre chez elle et se met
immédiatement au lit, et se blottit
contre ses enfants.
Le
lendemain matin, de bonne heure, elle frappa à la porte de la voisine, la
doyenne du village, à quelques paquets
de maisons, à qui elle raconta toute l’histoire de la veille avec force
détails. Celle-ci, toute subjuguée et conquise, s’empressa de répondre :
—
« oh, ma fille, tu as été témoin d’un événement unique en son genre, une
chance inouïe d’en tirer profit et d’exaucer tes vœux ;heureuse est la
personne qui profitera des grâces de cette nuit, la nuit d’avant, quand le ciel
a pris feu et qui s’ouvrait, cette nuit-là tu as assisté à la nuit du destin,
ou la nuit de la puissance. (Leilet el qadr) ».
Aldjia
était déjà veuve à l’âge de 39 ans. Le jour où son mari fut abattu du côté de Lafayette (Bougaa), les soldats
français du groupement du 4e régiment
des dragons stationnés à Guenzet, furent
irruption dans le domicile familial ; malmenèrent femmes et enfants, puis
fouillèrent la maison de fond en comble à
la recherche de documents et
d’armes, ils défoncèrent portes et brisèrent
fenêtres et cassèrent vaisselles, ils poussèrent la fouille et leur haine à
l’extrême en jetant et en mélangeant sur le sol semoule avec l’huile, café et lessive
et tout ce qui était à portée de main.
L’officier ;
accompagné d’un suppléant interprète, qui traduit les propos du soldat, demande à Aldjia, photo en main.
—
« Tu connais cet homme ? » dit l’officier
—
« Bien sûr, c’est mon mari » répond-t-elle avec un air de fierté ?
—
« On a mis fin à ses jours » ajoute l’officier. » Il est
mort,
il nous a causé beaucoup d’ennuis", ajoute le harki.
Aldjia
manifesta ses émotions en faisant jaillir de ses entrailles des cris stridents,
aigus et modulés que les femmes kabyles savent bien faire :
Le youyou, et finis par cette phrase :
—
« Tant mieux, il est mort en homme ».
Le
harki irrité par la scène et sans hésiter, et d’un revers de la main, la jeta à
terre.
À
l’indépendance, pendant que d’autres défilaient et criaient leur joie, elle, pleurait
sur son sort et ce que lui réservait le destin.
Avec
sa force intérieure et son fort caractère, elle endurait, s’accrochait,
continuait sans jamais abandonner en
dépit des maladies, et de la fatigue, telle une lionne, elle survit avec ses
enfants, tant bien que mal avec la misérable pension des
moudjahidines à un dinar par jour.
Elle
était témoin de l’accident terrible de son fils cadet, victime de l’explosion
d’une grenade destinée au père et qui n’a pas épargné le fils, lui causant un
raccourcissement du membre inférieur droit après de longs mois
d’hospitalisation juste à l’aube du jour de la victoire en 1962 ; puis
comme si
le
sort s’acharnait sur elle, un malheur en suit un autre, un peu plus tard, un
autre accident survient sur le plus petit de ses fils aussi grave que le
premier.
Là,
où va l’affligé ; trouve funérailles. Elle a vu, ensuite mourir sa
belle-mère, Ouardia Uchergui (1 884-1 962), dans ses bras, sa mère
Issaoune Menana, en 1970 à l’âge de 65 ans,
son père Lakhder, en 1981 (1 889-1
981), âgé alors de 92 ans, son beau-frère Ali Ouali (1920-2005) et tout
récemment ses deux sœurs Tama et Djamila et son frère Abdelkader (1 939-12 012).
Je
ne l’ai jamais vue verser une larme, et pourtant toutes les femmes pleurent
sans raison, elle le faisait sans doute
en cachette, car après tout ce qu’elle a enduré, elle a fini par perdre ses
yeux et devint aveugle à jamais.
Ne
dit-on pas que la beauté d’une femme doit être dans ses yeux, car c’est la
porte d’entrée de son cœur, le lieu où l’amour réside ?
Elle,
qui disait, c’est mon beau-père Saïd ; que dieu ait son âme me répétait
assez souvent cette phrase : « Ma fille, tu survivras, et tu finiras
par manger le pain bénit de tes enfants ».